Un village normand devenu le pèlerinage des graffeurs vit ses derniers instants
Un ours polaire et un héron suintant de mazout plantent le décor du village fantôme de Pirou dans la Manche, un lotissement en bord de mer qui n'a jamais vu le jour. Devenu un repère des street artists français, il vit ses derniers jours avant sa destruction.
"J'ai réalisé ce graffiti à l'époque de l'explosion de la plateforme pétrolière Deepwater en 2010", raconte Jérôme qui signe sous le pseudonyme Sane2.
"Pour dénoncer le système BP et les conséquences de la pollution", l'artiste originaire de Caen choisit le "spot de Pirou" dont il entend parler par un ami également graffeur. "Entre nous, on se fait passer le mot. C'est un spot exceptionnel, convivial, au bord de la mer, avec des murs assez grands".
"L'été, les pêcheurs viennent même nous apporter des maquereaux qu'on grille au barbecue", confie le Normand de 41 ans.
Sa fresque de plus de dix mètres de haut intitulée "BP, Beyond Pollution", a bénéficié d'un large écho sur les réseaux sociaux. Ces animaux échoués sur une banquise font partie du millier d??uvres dispersées sur les sept hectares de terrain où règne une impression d'apocalypse. La houle ou les cliquetis des appareils photos des amateurs de street art viennent parfois perturber le silence ambiant.
En vacances en Normandie, Nicole et Alain ne sont pas venus à Pirou pour visiter son château médiéval mais pour ses "graffitis".
Le couple originaire du Morbihan fouille et immortalise chaque recoin: un clown géant sur une porte qui tient à peine debout, une sirène bicolore, le portrait d'une femme collé sur le toit par le street artist JR...
Non loin, un graffeur a apposé en lettres vertes: "L'art est la dernière trace que l'homme laisse sur terre".
"C'est dommage que cela soit détruit", regrette Alain. "Quand on marche sur le site, on a l'impression d'un rêve brisé".
- Fiasco immobilier -
Devenu une friche artistique malgré lui, le lotissement de Pirou est avant tout le résultat d'un fiasco immobilier datant des années 90.
"Un promoteur a acheté le terrain, il a obtenu un permis de construire groupé mais rien n'était viabilisé", explique la maire de Pirou, Noëlle Leforestier.
Une cinquantaine de maisons de vacances voient ainsi le jour avec une vue imprenable sur la mer mais sans électricité, sans eau, ni même une route d'accès.
Après plus de dix ans de procédures judiciaires où particuliers et artisans ont été lésés par le promoteur immobilier en faillite, la mairie a racheté les terrains.
L'accès y est interdit depuis une dizaine de jours et des grilles entourent le lotissement.
"En tant que maire, j'ai une responsabilité, le site est dangereux, un enfant sans surveillance peut se blesser, les toits tiennent à peine", justifie Mme Leforestier.
Et pour cause, à chaque rafale de vent, des morceaux de toiture se retrouvent à terre. Tout comme des blocs de béton, des morceaux de bois ou des tiges en ferraille qui envahissent le sol, recouverts ensuite par le sable et la végétation qui reprennent leurs droits.
"Les graffeurs sont venus s'en donner à c?ur joie, ils ont pu s'exprimer", se réjouit la maire qui tire un trait sur le passé et souhaite dorénavant tirer profit du site.
Un appel à projets a été lancé sur ces sept hectares par la commune de près de 1.600 habitants pour y développer des commerces et logements.
Les premiers travaux de démolition ont débuté mardi et vont se poursuivre jusqu'à la fin de la semaine prochaine. Tour à tour, les murs colorés du village abandonné vont tomber.
Pour Hobos, graffeur nantais, la destruction "fait partie du jeu". "Le graff est un art éphémère, on trouvera d'autres sites".