"Donald Trump nous montre ce qu’est un gouvernement qui fonctionne" : l’analyse de Marc J. Dunkelman
Qui aurait imaginé qu’un progressiste puisse voir des enseignements positifs dans la présidence Trump ? Chercheur au sein de la Watson School of International and Public Affairs de la prestigieuse université Brown, Marc J. Dunkelman en est convaincu : les démocrates ont de quoi apprendre de la nouvelle administration américaine qui, bien que critiquable par bien des aspects, a selon lui le mérite de dépasser les blocages dans lesquels étaient empêtrées les administrations précédentes. Il y voit un contraste avec l’approche des progressistes qui, depuis les années 1960 et 1970, ont peu à peu imposé de nombreux mécanismes de contrôle aux agences publiques, au point de perdre en efficacité.
"Nous devons cesser de nous bercer d’illusions", plaide ainsi l’auteur de Why Nothing Works: Who Killed Progress - and How to Bring It Back (non traduit, 2025), salué par le Financial Times et The Economist. "Ce que les progressistes devront finalement comprendre, c'est que nous avons trop souvent tendance à blâmer les républicains pour des problèmes que nous avons nous-mêmes créés", ajoute-t-il. Il propose une voie de sortie. Entretien.
L'Express : Selon vous, la gauche américaine pourrait "apprendre de l'efficacité brutale de Donald Trump". Qu’est-ce qu’un progressiste comme vous peut bien trouver de positif dans sa manière de gouverner ?
Marc J. Dunkelman : Les progressistes sont en colère contre l'administration Trump et son utilisation du pouvoir exécutif, que beaucoup d'entre nous considèrent comme abusive. Mais malgré tout ce que nous pouvons lui reprocher, Donald Trump a su habilement sortir de l'impasse qui empêchait les administrations précédentes de mettre en œuvre leurs programmes. Comme je l'ai récemment écrit dans le New York Times, nous, à gauche, n'apprécions peut-être pas ce que fait Trump, mais à bien des égards, c'est à cela que ressemble un gouvernement qui fonctionne.
Le contraste avec l'administration précédente est frappant. Rappelez-vous les investissements massifs que le président Biden avait annoncés pour le climat, à commencer par les 500 000 stations de recharge pour véhicules électriques qui devaient être construites dans tout le pays d'ici 2030. Au total, moins de soixante ont été achevées avant la fin de son mandat. Donald Trump, pour sa part, a évidemment un programme très contestable, et certaines de ses mesures seront sans doute bloquées par les tribunaux. Il a néanmoins réussi à donner au public l'impression d'avoir pris des décisions qui ont été mises en œuvre rapidement dans toute une série de domaines : immigration, commerce, aide étrangère, et bien d'autres encore.
Comment expliquez-vous ce différentiel ?
Les progressistes sont traditionnellement tiraillés entre deux conceptions de l'autorité publique. La première, que j'appelle hamiltonienne, repose sur l'idée que le pouvoir gouvernemental doit être fort afin que les personnalités publiques puissent accomplir de grandes choses. L'exemple par excellence est celui de la Tennessee Valley Authority de Franklin Delano Roosevelt, une entreprise publique créée dans les années 1930 qui a construit des barrages sur les rivières du sud des États-Unis, érigé des centrales électriques et prolongé les lignes électriques jusqu'aux fermes pauvres que les entreprises privées refusaient de desservir, jugeant ces régions reculées peu rentables.
Cette conception de l'autorité publique se heurte à une deuxième doctrine, que j'appelle jeffersonienne, selon laquelle le pouvoir centralisé de l'État serait oppressif. Tout en soutenant défendre un gouvernement fort, nous craignons simultanément que les bureaucraties publiques, loin de venir en aide aux personnes marginalisées, ne volent la dignité et la liberté de chaque individu. C'est cette crainte jeffersonienne qui prédomine dans la pensée progressiste depuis les années 1960 et 1970. C'est pourquoi les démocrates ont, au fil du temps, imposé de nombreux contrôles aux agences mêmes qui fournissent généralement des biens publics aux citoyens ordinaires – et la raison pour laquelle Joe Biden a eu tant de mal à mettre en œuvre de nombreux éléments de son programme, en particulier ceux liés à l'environnement. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder la différence d'efficacité entre les États progressistes et les États conservateurs...
À travers quels exemples mesurez-vous cette différence d’efficacité ?
La construction d'infrastructures vertes, par exemple, est beaucoup plus avancée au Texas, un État républicain qu'en Californie démocrate ! Et ce n'est pas parce que le Texas est plus sensible aux questions climatiques que la Californie, mais simplement car le Texas construit davantage dans tous les domaines, et que les énergies et les infrastructures vertes sont souvent plus rentables que les anciennes installations polluantes.
Les progressistes ont su rendre le gouvernement fort dans le passé ; nous pouvons le faire à nouveau si nous reconnaissons nos erreurs
Certes, ce n'est pas comme si les États républicains ne souffraient pas également de ces problèmes. Mais si les États démocrates ont trop souvent du mal à construire, c’est parce qu'ils ne parviennent pas à surmonter les obstacles administratifs qu'ils ont eux-mêmes créés. Il y a quelques années, le New York Times avait mis en lumière les difficultés rencontrées par San Francisco pour construire de simples toilettes publiques, qui ont finalement coûté 1,7 million de dollars en raison d'une bureaucratie excessive. Nous, les démocrates, ne pouvons raisonnablement pas en tenir rigueur aux républicains car ce sont les progressistes eux-mêmes qui se mettent des bâtons dans les roues.
Les républicains échouent aussi à d’autres égards. Ont-ils vraiment le monopole de l’efficacité ?
Bien sûr, les républicains ne sont pas exempts de tout reproche. Si de mon côté, je plaide pour une déréglementation du gouvernement pour le rendre plus efficace, eux veulent trop souvent réglementer le secteur privé simplement au profit de Wall Street. De plus, il existe toutes sortes de contradictions au sein du camp conservateur. Ce que les progressistes devront finalement comprendre, c'est que nous avons trop souvent tendance à blâmer les républicains pour des problèmes que nous avons nous-mêmes créés. Nous devons cesser de nous bercer d'illusions : si les Américains ordinaires ne veulent pas adhérer à notre programme, c'est parce qu'ils ont trop souvent vu les gouvernements démocrates vaciller à cause des contraintes que nous avons nous-mêmes imposées aux agences publiques.
Les démocrates doivent retrouver le chemin d'une gouvernance centralisée qui établit un juste équilibre entre le respect des droits individuels et la défense de l'intérêt public
Prenons la crise du logement qui frappe le pays. Dans de nombreux cas, ce sont les progressistes qui ont cherché à mettre en place de nouvelles lois et réglementations pour préserver et défendre les quartiers contre les promoteurs immobiliers, avec pour résultat que ces derniers sont désormais empêchés de construire des logements supplémentaires pour les personnes de tous revenus, qu'ils soient abordables ou non. Les progressistes ont su rendre le gouvernement fort dans le passé ; nous pouvons le faire à nouveau si nous reconnaissons nos erreurs.
L'histoire montre néanmoins que des gouvernements démocrates très puissants ont parfois commis de graves erreurs...
Il est vrai que l’autorité gouvernementale a parfois été mal utilisée. Dans les années 1960, par exemple, l’État a autorisé la mise sur le marché de véhicules que Ralph Nader qualifiait de "danger à toute vitesse" dans son livre Unsafe at Any Speed, publié en 1965. De même, le gouvernement a approuvé l'utilisation généralisée du DDT, un pesticide responsable de malformations congénitales. Sans parler de certains démocrates de haut rang qui ont parfois abusé de leur pouvoir, comme le secrétaire à la Défense Robert McNamara, qui a envoyé des milliers de soldats mourir pendant la guerre du Vietnam. Ou encore Robert Moses, le célèbre architecte de New York des années 1930 aux années 1960, qui a démoli des quartiers entiers au nom de la lutte contre les bidonvilles. Tout cela a en effet contribué à ce que la doctrine jeffersonienne prenne progressivement le dessus dans la mentalité progressiste.
Mais n'oublions pas qu'à d'autres moments, des gouvernements démocrates robustes ont accompli des choses merveilleuses. Pensez au New Deal, par exemple ! À l'époque, la centralisation du pouvoir a permis de mettre les gens au travail et de construire des bâtiments, des parcs et des réseaux électriques en l'espace de quelques semaines ou quelques mois. De même, dans les années 1950 et 1960, une grande partie du réseau autoroutier ainsi que des chantiers navals ont été construits en un temps record...
Concrètement, qu'est-ce qui empêche aujourd'hui les progressistes d'agir efficacement, et que devraient-ils changer pour y remédier ?
Pendant trop longtemps, les démocrates ont cru pouvoir concevoir des processus intégrant tous les paramètres d’un projet (par exemple, construire une route à travers une forêt ou un quartier résidentiel), de sa pertinence à ses modalités d’exécution, en pensant qu’ils déboucheraient sur une décision satisfaisante pour toutes les parties concernées. Or, il s'avère que des délibérations interminables, non seulement, ne permettent pas de trouver une solution parfaite, mais conduisent souvent à la paralysie. Prenons un exemple simple : la construction d'une ligne ferroviaire à grande vitesse. Elle devra inévitablement traverser des forêts, éventuellement des petites villes et des fermes... Cela perturbera la vie de certaines personnes.
Pour aller de l'avant, une décision devra être prise, même si elle s'aliène certaines parties prenantes. Car ce que l’opinion détestera encore plus, c'est l'idée d'un gouvernement dans l’incapacité de résoudre les problèmes qui touchent l'ensemble du pays. En d'autres termes, les démocrates doivent retrouver le chemin d'une gouvernance centralisée qui établit un juste équilibre entre le respect des droits individuels et la défense de l'intérêt public. L'idée que le gouvernement est incapable de fonctionner ou de faire des choix incite les citoyens à voter pour des maniaques comme Trump. Pour les progressistes, la meilleure ligne politique est celle qui permet au gouvernement de fonctionner.
Comment convaincre une opinion profondément méfiante qu'un pouvoir central renforcé peut être synonyme de compétence plutôt que d'abus ?
Il s'agit en effet d'un cercle vicieux. Selon les sondages Pew, la confiance dans le gouvernement est passée de près de 80 % dans les années 1960 à 17 % aujourd'hui. Et ce recul s’explique en partie par le fait que l’action publique est de nos jours entravée par des processus qui ont pris le pas sur le pouvoir discrétionnaire dont disposent les dirigeants. C'est ce que le chercheur Philip Howard a appelé "la mort du bon sens". En conséquence, plus personne ne semble capable d'exercer un jugement raisonnable. Le défi pour une future administration démocrate sera donc de démontrer, étape par étape, que le gouvernement est à nouveau en mesure de prendre des décisions sans être freiné par la bureaucratie. Si les Américains commencent à voir que le gouvernement local ou fédéral est un acteur compétent dans la sphère publique, ils commenceront alors à lui faire davantage confiance et à lui confier plus de pouvoir.
Les progressistes s'inquiètent aujourd'hui des excès du pouvoir exécutif sous Trump. Ne risquent-ils pas de se contredire s'ils réclament demain ces mêmes prérogatives ?
À l'heure actuelle, chaque fois que Donald Trump prend une décision controversée, nous comptons sur les tribunaux pour l'en empêcher. Mais lorsqu'un président démocrate est au pouvoir, nous souhaitons souvent qu'il dispose des moyens d'agir. Renforcer le pouvoir exécutif – ce que fait actuellement l'administration Trump – signifie que l'État administratif est capable de prendre des décisions plus rapidement et dispose d'un plus grand pouvoir discrétionnaire. Cela pourrait bien se transformer en un cercle vertueux pour les futures administrations progressistes : les organismes publics pourraient probablement attirer davantage de personnel hautement qualifié. L'esprit de corps s'améliorerait, les bureaucraties publiques fonctionneraient plus efficacement et l'ensemble de la population en bénéficierait. Cela changerait de la situation actuelle, où, dans de nombreux Etats fédérés, l'appareil administratif est démoralisé et paralysé. Si nous avions une idée plus claire des limites du pouvoir décisionnel de l'exécutif, une idée plus claire des domaines dans lesquels le pouvoir discrétionnaire de l'exécutif s'applique et une meilleure notion des cas dans lesquels le Congrès doit intervenir, cela serait bénéfique pour l'efficacité du gouvernement dans son ensemble.
