Comment le Cantal tente de faire face aux violences conjugales et aux carences du système judiciaire

Depuis 2016, trois femmes ont été tuées par leur conjoint ou leur ex-conjoint, dans le Cantal. Invitées à réfléchir au renforcement de la protection des victimes de violences au sein d'un couple, à Aurillac, des magistrates dressent un tableau inquiétant. Et confient les difficultés qu'elles rencontrent tout au long de la chaîne judiciaire, entre frustrations et lacunes.

Le couple est en instance de divorce depuis plusieurs mois. Elle a choisi de quitter le village, en Châtaigneraie, pour en rejoindre un autre, à cinq kilomètres, avec ses quatre enfants. L'époux s'isole, s'enferme, passe par un service psychiatrie. La séparation se passe mal, il l'abreuve de textos et devient peu à peu obsédé par l’idée de retrouver celle qui l’avait quitté plus d'un an auparavant. Jusqu'au jour où, muni d'un fusil, Éric Michau blessa mortellement Céline Michau devant le collège de la Ponétie, à Aurillac (Cantal), avant de se donner la mort. C'était le 25 avril 2018 et, pour la troisième fois en moins de deux ans, le département était frappé d'un féminicide. 

En 2018, le ministère de l’intérieur a recensé 121 femmes mortes sous les coups de leur conjoint en France, soit un décès tous les trois jours.

Cette même année, plus de 200 femmes se sont déclarées victimes de violences conjugales, dans le Cantal, d'après le CIDFF 15 qui constate une hausse significative du nombre d'entretiens violence dans le cadre de son accueil de jour.

Plus isolées qu'ailleurs, moins entourées par des professionnels ou des associations, les victimes de violences conjugales éprouvent plus difficultés à être prises en charge lorsqu'elles vivent en milieu rural, comme dans le Cantal. Franchir les portes derrière lesquelles elles peuvent briser le silence rend l'épreuve parfois insurmontable. Sensibiliser, améliorer la détection et la protection, mieux prendre en charge les victimes sont les principaux objectifs au coeur du Grenelle des violences conjugales, initié en septembre par le gouvernement.

Il ressort pourtant d'un colloque organisé lundi 25 novembre, à Aurillac, les multiples carences du système censé protéger les victimes de violences conjugales. Et une chaîne judiciaire acculée par les dysfonctionnements.

Juge d'application des peines au tribunal d'Aurillac, Laurence Mollaret pointe notamment « les moyens clairement insuffisants qui sont donnés pour faire appliquer les lois. Les parquetiers travaillent dans des conditions difficiles, en urgence, pour les services d’enquête et les conditions ne sont pas toujours faciles ». La juge, qui s'appuie sur le rapport de l’inspection générale de l’institution judiciaire sur les homicides conjugaux, insiste sur « les signaux d’alerte insuffisamment pris en compte » et « une méthodologie d’évaluation dans les services d’enquête ou au parquet qui n'est pas satisfaisante ».

Aux lacunes des maillons de la chaîne judiciaire s'ajoutent un manque de communication des juges qui composent l'institution judiciaire, et les nombreuses frustrations qui frappent le parquet. Celle qui représente ce dernier ce jour-là, dans le Cantal, est la substitut du procureur Slovia Stelzig. « Quand on est victime en France, on a moins de droits que l’auteur en garde à vue et je n’en suis pas satisfaite », assène la magistrate.

« Ceux qui commettent les infractions sont mieux traités que les victimes, c’est certain »

« C’est comme ça, mais moi, j’applique la loi, je ne peux pas dire à une victime qui n’a pas de preuve qu’on va poursuivre l’auteur (avec un risque de relaxe, "s'il n'a pas de condamnation, il va se sentir plus puissant"). Je sais que parfois elle ne ment pas et je suis frustrée de classer sans suite, même dans les cas d’agression sexuelle et de viol. »

Lorsqu'une représentante d'association soulève l'incompréhension de ces victimes qui, à de multiples reprises, ont pu déposer plainte avant de se heurter à un classement sans suite, la substitut du procureur aborde un énième écueil : « En droit français, pour condamner quelqu’un, il faut des éléments, des preuves. Si c’est parole contre parole, on ne peut pas poursuivre, sinon ça se finit en classement sans suite, ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’est rien passé. C’est toute la difficulté des violences conjugales. » D'où la nécessité, pour les professionnels de santé ou les associations, de repérer en amont les suspicions de violence et d'évaluer le danger.

263 plaintes pour violences intrafamiliales ont été enregistrées dans le Cantal en 2018.

S'il arrive que la plainte arrive trop tard, la réponse du magistrat, depuis son bureau loin du terrain, peut ne pas être appropriée. Cette démarche de la femme vers le commissariat de police ou la gendarmerie démontre en revanche qu'elle a atteint le maximum de ce qu'elle pouvait endurer, expose Slovia Stelzig, qui ne cache pas que, trop souvent, la victime refuse de déposer plainte ou se retrouve dans une telle emprise qu'elle ne parvient pas à s'extraire d'un contexte de violence.

Lorsque son compagnon comparait au tribunal correctionnel d'Aurillac pour l'avoir frappée, au printemps, la trentenaire nie. Et il faudra que des photos de son visage, méconnaissable, soient brandies lors de l'audience pour que le prévenu soit condamné. Le 10 novembre, alors qu'il a regagné le foyer dans lequel se trouve un enfant de 7 ans quelques jours plus tôt, ce Cantalien de 37 ans écopera de huit mois ferme. La veille, il avait traîné sa compagne au sol, lui arrachant une poignée de cheveux.

« Malgré tout ça, elle le soutenait et vous avez beau dire dans vos réquisitions que la prochaine fois que vous la verrez, ce sera sur une table d’autopsie, ça n’a aucun effet. »

Médecin légiste et psychiatre au CHU de Poitiers, Alexia Delbreil mène une étude universitaire sur les homicides conjugaux. Invitée à dépeindre les profils psychiatrique et criminologique des auteurs, elle explique que l’objectif de son travail est de mettre « en évidence des signes avant-coureurs pour travailler sur la prévention de ce type d’homicide ». Son étude l’a conduite à un constat déterminant : « Les profils des violences conjugales et des homicides ne sont pas forcément superposables, donc ces signes permettent aux professionnels d’identifier les personnes susceptibles de passer à l’acte. »

Si certains basculent dans la violence voire pire, vers le meurtre ou l'assassinat - ce fut le cas de Jean-Jacques L., condamné à 25 ans de réclusion criminelle pour avoir assassiné Férolle, son épouse, en août 2016 à Aurillac - ils peuvent ne présenter aucun antécédent judiciaire. Au cours d'une enquête pour violences conjugales, l'expertise psychiatrique du mis en cause placé en garde à vue peut s'avérer essentielle pour déterminer s'il est dangereux, responsable pénalement ou s’il y a un risque de récidive. Sauf que cette étape se heurte encore une fois aux carences du système judiciaire, doublées d'une contrainte rurale. « L’expert est à Tulle (Corrèze) donc autant vous dire que dans le Cantal, si on veut une expertise psychiatrique, c’est compliqué, soupire la substitut du procureur d'Aurillac. Avec le temps de la garde à vue (48 heures), c’est même mission impossible. »

Malik Kebour