L'appel au secours des Turcs
"Cher Laurent, j'espère que mon courrier vous parviendra. Ici, à Silvan, Varto, Diyarbekir et dans beaucoup d'autres départements des provinces kurdes, il n'y a pas de confrontation armée, mais un début de guerre. Les forces armées turques bombardent, mettent le feu aux maisons encore habitées et tirent au hasard sur des civils. [...] Que peut-on faire? Les Nations Unies? Vers qui d'autre peut-on se tourner? C'est pratiquement une guerre lancée par les forces armées turques contre des civils dans les provinces et départements où le HDP a gagné une forte proportion de voix aux élections."
L'auteur de cet appel au secours est une intellectuelle, traductrice de profession. Elle s'appelle Ayse Gunaysu. Elle n'est pas kurde; elle est turque. Je ne suis pas spécialement proche d'Ayse. Je ne partage même pas ses convictions politiques, car il faut un optimisme que je n'ai plus pour être de gauche radicale et pour militer, comme elle le fait, au sein de l'Association turque des Droits de l'Homme. Qu'elle me contacte en dit donc long sur l'Etat de déréliction dans lequel se trouvent les forces démocratiques de son pays. Moi qui ai longtemps œuvré pour la reconnaissance du Génocide arménien, je pourrais même secrètement me réjouir de l'impasse politique dans laquelle le régime de Recep est en train de conduire la Turquie, comme des malheurs des Turcs et des Kurdes. Mais je ne suis pas encore assez cynique pour cela.
La vision aseptisée des "experts"
Heureusement, d'autres le sont pour moi. il y a deux jours, par exemple, je suis tombé par hasard sur une émission de radio qui parlait précisément des événements en cours en Turquie. Des experts -toujours les mêmes- dissertaient savamment sur la tactique Erdogan, sur les possibles alliances avec le CHP, avec le MHP, sur le rôle des Kurdes ou sur le facteur Daech. Leurs propos étaient pleins d'intelligence mais vide d'indignation. Leurs informations étaient de première main mais leurs analyses étaient, comme souvent, froidement biaisées.
Car la prémisse implicite de leur pensée est que l'Etat turc, tel qu'il se présente depuis toujours, est nécessaire. C'est pourquoi leur parole est aseptisée. C'est pourquoi, ils manient l'euphémisme avec une maestria qui aurait ému Klemperer. Pour parler des partis politiques par exemple, ils qualifient les islamistes de l'AKP de "conservateurs", les nationalistes du CHP de "socio-démocrates" et les fascistes du MHP de "nationalistes". Et globalement, ils tranquillisent leurs auditeurs en présentant ces développements sous l'angle apaisant d'un jeu démocratique à l'européenne. C'est à ce prix qu'ils tentent et retenteront toujours de ménager l'Etat turc -lui et les formations politiques qui participent de sa tradition étatique- comme s'il ne pouvait être que victime de la situation ou cadre de la solution.
Repenser la Turquie, c'est pacifier la région
Or depuis plus de cent ans, cet Etat et les forces que je viens d'évoquer ont continûment fait la preuve de leur incapacité à gouverner pacifiquement les populations qui leur ont été assujetties et les territoires qui leur ont été octroyés. C'est normal car la Turquie s'est érigée sur une conception exclusive de la nation fondée sur la race et sur une conception exclusive du pouvoir fondée sur la force.
Nous faisons plus ou moins la guerre au régime syrien en raison -paraît-il- du traitement inhumain qu'il inflige à sa population. Quelle crédibilité pouvons-nous avoir si, similairement, nous n'entreprenons pas de redéfinir ce qu'est la Turquie voisine, elle qui inflige peu ou prou le même traitement à ses populations? Un sursaut de lucidité, un regain de courage ou même la simple considération de leurs intérêts bien compris devrait inciter les puissances occidentales à réévaluer les frontières turques -comme cela est prévu par le Traité de Sèvres- et à entreprendre dans un pays limité aux zones de peuplement turc la réforme complète des institutions et des personnels politiques en vue de leur démocratisation. En attendant, Ayse, les Turcs et les Kurdes peuvent continuer à pleurer.
Lire aussi :
• La Turquie prise au piège de son double jeu face à Daech
• Daech: la Turquie, allié embarrassant dans la guerre contre les jihadistes
• La Turquie, les Kurdes, l'EI, et la Syrie: le dessous des cartes
• Pour suivre les dernières actualités en direct sur Le HuffPost, cliquez ici
• Tous les matins, recevez gratuitement la newsletter du HuffPost
• Retrouvez-nous sur notre page Facebook