Fin de l'URSS : la victoire d'une idéologie sur une autre
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L’URSS, entend-on, aurait emporté dans sa chute celle des idéologies. C’est prendre la conséquence pour la cause, détrompe le philosophe et historien Marcel Gauchet. Une idéologie a chassé l’autre, voilà tout. Et ça continue. A preuve : le néolibéralisme a transformé le capitalisme autant qu’il a détruit le communisme.
Parce que l’idéologie, comme le notait Raymond Aron (1), renvoie toujours aux idées des autres, beaucoup ont vu dans la dissolution, en décembre 1971, de l’URSS, si ce n’est la fin de l’histoire, du moins celle des idéologies. Pas Michel Gauchet, tout au contraire même.
« La dislocation de l’Empire soviétique, oppose l’historien et philosophe, ne marque pas la fin des idéologies, mais d’une idéologie. Et c’est d’ailleurs la faillite de cette idéologie qui a précipité la fin de l’empire soviétique et non l’inverse. Ce qui prouve s’il était besoin qu’un régime, quel qu’il soit, ne tient que par une idéologie. C’est parce que les thèses marxistes-léninistes ne convainquaient plus ou si peu que l’URSS s’est effondrée. On peut même acter sa fin du jour où, en 1971, un oligarque soviétique a décidé d’envoyer ses rejetons étudier l’économie aux États-Unis. » L’issue du bras de fer économique entre modèle collectiviste et modèle capitaliste ne laissait plus guère de doutes. Mais si, vingt ans plus tard, l’Est rendait bien la main, en face, une nouvelle idéologie avait commencé à montrer ses muscles.
Au bout de la logique« En s’avérant autrement plus productif, analyse Marcel Gauchet, le capitalisme a certes supplanté le communisme, mais cette victoire a emporté sa propre transformation. Exact opposé du marxisme-léninisme, le néolibéralisme aujourd’hui dominant rompt aussi avec le capitalisme d’organisation qui s’était imposé dans l’après-Seconde Guerre mondiale. À la planification étatique fermée des pays de l’Est et à la planification ouverte des grandes multinationales des pays occidentaux, a succédé un capitalisme d’autant plus débridé que sans concurrent. » Si, comme l’observait Hannah Arendt (2), l’idéologie est bien la logique d’une idée, livrée à elle-même, celle-ci va au bout de sa logique. « Le néo-libéralisme, développe Marcel Gauchet, prône la dérégulation des marchés, la réduction du rôle de l’État, des dépenses publiques et de la fiscalité, la privatisation des entreprises publiques et l’abaissement du coût du travail. Dès les années 1980, au Royaume-Uni avec Margaret Thatcher comme aux États-Unis avec Ronald Reagan, ces préconisations ont été drastiquement appliquées avant de gagner peu à peu puis de plus en plus vite le monde entier. En Chine, dès 1979, une réorientation avait déjà engagé le pays sur cette voie. »
"Limite écologique évidente"Les contestations sont restées vaines jusqu’à ce que la planète, elle-même, sonne la révolte. Car à la dérégulation effrénée des marchés fait écho la dérégulation effroyable des climats.
« La prédation productiviste au cœur des deux idéologies rivales du siècle dernier, pointe Marcel Gauchet, atteint un niveau tel que le néolibéralisme se heurte désormais à une limite écologique évidente au point que le voilà, à son tour, remis en question. On est entre deux époques. Une autre manière de se penser s’invente. D’une part, la nécessité d’un contrôle public de l’activité économique refait surface. Il y a quelque chose d’un retour au capitalisme d’avant. D’autre part, l’entreprise interroge. Sa seule raison d’être est-elle de dégager des profits?? Ou doit-elle aussi se préoccuper de son impact écologique, sanitaire, social et même politique?? Ainsi, par exemple, Mark Zuckerberg, patron de Facebook dont les algorithmes commerciaux agrègent et propagent des idées néfastes à la démocratie, a-t-il été sommé de s’expliquer à maintes reprises devant des commissions parlementaires américaines. »
Individualisme triomphant« Dans le prolongement de la société de consommation, relève encore Marcel Gauchet, ce ne sont plus seulement des biens et des services, mais aussi des droits, toujours plus de droits, notamment sur le plan sociétal, qui sont octroyés aux individus. De l’horizon révolutionnaire anticapitaliste auquel 1968 se rattachait pour partie, ne reste que l’individualisme. L’idée de révolution est oubliée. Cette extension à l’infini des libertés individuelles n’est pas sans effets sur l’offre politique. La gauche est en perte de vitesse, faute de savoir où placer le curseur entre les droits individuels et les nécessités collectives. Ses difficultés sont d’autant plus grandes et durables que je doute que la société fasse machine arrière. »
La gauche au risque de l'écueil communautariste
La pandémie participe à la contagion de la contestation. « Comme au tournant des années 1970, note Marcel Gauchet, on assiste à une floraison d’idées qui ont, pour cible, le cadre idéologique dominant et, pour moteur, l’écologie. La crise sanitaire joue un rôle dans la réorientation des esprits en valorisant le service rendu bien plus que le profit. Des livreurs aux soignants, cette fameuse première ligne suscite plus de respect et de reconnaissance. L’argent, critère absolu de réussite hier, n’est plus synonyme d’épanouissement personnel. Mais le changement se cherche encore, esquissant les prémices d’une nouvelle idéologie... » (1) L’Opium des intellectuels (2) Les origines du totalitarisme
Jérôme Pilleyre
Lire. Marcel Gauchet, La droite et la gauche. Histoire et destin, Gallimard/Le Débat, septembre 2021, 14 €.