“Elizabeth Finch”, un grand roman signé Julian Barnes
“Il est bien possible que, pour certains d’entre vous, je ne sois pas le meilleur professeur, au sens de : ‘le mieux adapté à votre tempérament et tournure d’esprit‘”, avertit le personnage d’Elizabeth Finch au début du roman de Julian Barnes. Elle précise aussi : “Je ne vais pas vous bombarder de graphiques et de diagrammes. Je ne vais pas essayer de vous gaver de faits comme on gave une oie de maïs.”
Son cours s’intitule “Culture et Civilisation”, ses élèves sont des adultes, trentenaires pour la plupart, qui laissent leur vie de côté, un soir par semaine, pour suivre ce séminaire hors de tout cursus. Le narrateur Neil, homme déjanté et acteur sans talent, va s’éprendre éperdument de cette fascinante et mystérieuse intellectuelle de vingt ans son aînée.
Amour tout platonique, elle pratique d’ailleurs pendant ses cours le dialogue socratique et reste une sorte de personnage inatteignable pour ses élèves. Iels s’interrogent sur sa vie, lui fantasment une existence de décadence, d’excès ou d’échecs (l’inconscient sexiste sous toutes ses formes). Elle sera de fait victime de sa liberté de pensée, calomniée dans un tabloïd par un élève éconduit.
Comme dans tous les grands romans, la clef du livre ne réside pas seulement dans l’intrigue en tant que telle, à savoir l’histoire sentimentale qui lie les deux protagonistes principaux, leurs déjeuners hebdomadaires, leurs discussions, mais dans tout le reste, que l’écrivain manie à merveille : détails et personnages secondaires, omissions, sous-entendus.
Un roman flaubertien
Éminemment flaubertien par son ironie mordante (il faut se souvenir de cette merveille qu’est Le Perroquet de Flaubert, l’un de ses meilleurs romans), mais aussi foncièrement britannique par son art de la litote, “understatement” dit-on au Royaume-Uni, Barnes dresse ici un portrait tout en nuances et en dégradé de couleurs dont la vérité réside autant dans l’atmosphère qui s’en dégage, comme dans un tableau de William Turner, que dans la précision et la finesse des traits, comme chez un John Singer Sargent (l’un de ses héros, écrivait-il dans Ouvrez l’œil !, son livre consacré à des artistes, Rivages, 2012).
On découvrira aussi, dans le cours de Madame Finch, comment le monde aurait pu être radicalement différent si l’empereur romain Julien l’Apostat avait réussi à convaincre ses sujets de renoncer au christianisme pour retrouver leurs dieux païens. Et comment le triomphe du christianisme mena à “l’atrophie de l’esprit européen”, tandis que “la joie disparaissait peu à peu du continent”.
Julian Barnes, Elizabeth Finch (Mercure de France). Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin. 204 pages, 19 euros.