Eloge de l’empathie chez les biographes, par Pierre Assouline
Tous les écrivains ne sont pas tenus d’aimer leurs personnages. C’est même si rare que, lorsque cela advient dans un roman, les critiques le remarquent. La moindre des choses chez les biographes. Certains sont si hostiles à l’endroit de leur héros que l’on peut se demander ce qui les a poussés à passer quelques années à vivre avec lui. Ce qu’on attend d’eux ? Juste de l’empathie. Trois biographies récemment parues chez nous témoignent de ce sentiment qui bat en brèche toute notion de neutralité, ce fléau, cette imposture, cette illusion dont Wikipédia a fait l’alpha et l’oméga de sa charte : le Roth de Blake Bailey chez Gallimard, le Sontag de Benjamin Moser chez Bourgois, le Kafka de Reiner Stach au Cherche Midi. L’empathie du biographe pour son héros en est le cœur battant.
Ce concept nomade est suffisamment flou, polymorphe, galvaudé pour que l’on y revienne. Les dictionnaires s’accordent à la définir comme une fusion permettant de ressentir ce que l’autre ressent, de se mettre à sa place, distinct de la compassion suscitée par la sympathie et de l’identification au personnage. Le biographe s’en tient là sans entrer dans les dimensions psychanalytiques et neuropsychologiques. "Pourquoi un goy de l’Oklahoma écrirait-il l’histoire de ma vie ?" demanda Philip Roth à Blake Bailey, lequel lui répondit aussitôt : "J’ai bien raconté celle de John Cheever sans être moi-même un bisexuel alcoolique issu d’une famille puritaine." Et c’était parti pour sept ans d’immersion dans le "Rothland".
L’empathie pousse le biographe à être complet sur la vie sentimentale et sexuelle de son héros jusque dans ses addictions et ses ambiguïtés. Ce qui avait été retenu dans leurs attendus par les jurés du prix Pulitzer de la biographie lorsqu’ils couronnèrent le travail de Moser il y a trois ans sur Susan Sontag. Difficile avec une personnalité si clivante, aussi admirée que haïe, archétype de l’intellectuelle américaine, philosophe et féministe, critique et écrivaine, universitaire au statut de star. Heureusement, l’empathie n’a pas entraîné chez Moser une abdication de l’esprit critique. Il ne lui pardonne pas ses jugements erratiques en balade à Cuba, dans le Vietnam communiste ou la Chine de la Révolution culturelle. Comme quoi, on peut passer pour l’archétype de la personnalité engagée dans tous les conflits de son temps tout en étant dépourvue de sens politique. On s’étonne que son biographe n’ait pas été traîné devant les tribunaux par quelque ligue de vertu pour appropriation culturelle abusive du corps et de l’esprit d’une femme par un homme.
"L’empathie calme la douleur de ne pas savoir"
L’empathie est pour Reiner Stach "le sésame du biographe". Sans elle point de salut. Dans ce paradoxe gît le secret de sa réussite. Avec une clef, toujours la même : l’empathie. Elle atténue le viol de la vie privée. Mais dans son passionnant prologue, sorte de "Critique de la raison biographique" appelée à devenir l’ars poetica de tout biographe bien né, Reiner Stach prévient que l’empathie est aussi "une drogue méthodologique" ; son usage est complexe, piégé. Pour comprendre Kafka, il ne suffit pas d’être soi-même sacrément névrosé - même si cela peut aider ; la tentation peut mener à "l’identification aveugle", laquelle n’est féconde que si on en sort à temps. "L’empathie calme la douleur de ne pas savoir", écrit-il. Car lorsqu’on ignore ce qui s’est passé à tel moment d’une vie, il faut le reconnaître. N’empêche, quelle extravagante utopie que de se croire capable de vivre ce que c’était d’être autrefois Roth, Sontag, Kafka quand on est aujourd’hui Bailey, Moser, Stach ! Un tel but est impossible à atteindre ; c’est bien pour cela que le biographe doit y tendre de toutes ses forces. Ce qu’il a à y gagner ? "Un long regard en passant", espère l’explorateur de la vie secrète, intime, privée de Kafka. Et c’est déjà beaucoup.
Que l’on nous permette de suggérer un titre au futur biographe des Rolling Stones : Empathy for the Devil. Se prendre pour le diable afin de mieux les comprendre. A moins qu’il ne se résolve à appartenir à l’humanité commune et se range à l’injonction qu’Oscar Wilde adressait à tous : "Soyez vous-même, tous les autres sont pris."