HPI en échec scolaire, dyslexiques plus créatifs... En finir avec le mythe d'un monde juste
En psychologie, tout le monde a un avis. Les chercheurs sont, de ce fait, souvent confrontés à des croyances étonnantes. Comme celle qui s’est popularisée ces dernières années et selon laquelle les enfants "surdoués", ou à haut potentiel intellectuel, c’est-à-dire à haut quotient intellectuel (QI), seraient plus à risque que les autres d’être en échec scolaire, hypersensibles, anxieux, dépressifs, dyslexiques, etc. Cette croyance est paradoxale, tant l’intelligence semble plutôt utile pour réussir à l’école et faire face aux difficultés de la vie. Mais de nombreux médias n’ont eu de cesse de relayer cette idée, issue de quelques psychologues.
Il a fallu six ans et cinq études successives à mes collègues et moi-même pour venir à bout de ce mythe. Etude après étude, chez les enfants comme chez les adultes, nous avons trouvé que les personnes à haut QI ont de meilleurs résultats scolaires, n’ont pas plus de troubles psychologiques que les autres, et en ont même parfois moins. Nous avons aussi compris pourquoi certains psys avaient l’impression opposée : c’est parce qu’ils ne reçoivent que les personnes à haut QI qui ont de bonnes raisons de consulter. Et pourtant, ce mythe n’en finit pas de ressurgir, il fait partie des "idées zombies" : on a beau les tuer, elles reviennent sans cesse.
J’ai récemment fait le rapprochement entre ce mythe et une autre croyance étrange que j’avais rencontrée plus tôt dans ma carrière : celle selon laquelle les enfants dyslexiques (qui ont des troubles spécifiques de l’apprentissage de la lecture) ont des avantages dans d’autres domaines cognitifs. Certes, les personnes dyslexiques peuvent, comme tout le monde, avoir des talents particuliers. Mais selon les tenants de cette idée, ces avantages se situeraient systématiquement soit dans le domaine visuo-spatial, soit dans la créativité. Ces talents particuliers prédisposeraient les personnes dyslexiques aux professions sollicitant ces compétences, comme les arts visuels ou l’architecture. Là encore, les différentes études qui ont tenté de tester cette hypothèse ont échoué à produire des résultats convaincants. Mais la légende perdure.
Les pauvres ne font pas assez d’effort et les victimes l’ont un peu cherché ?
Quel est le point commun entre ces croyances ? Il me semble que dans les deux cas, on peut invoquer "la croyance en un monde juste". Il s’agit de l’idée générale selon laquelle le monde est soumis à certains équilibres et à une certaine justice : les évènements n’arrivent pas par hasard et les gens ont ce qu’ils méritent. Une implication de cette croyance est que, confronté à une situation qui semble particulièrement injuste, on cherche des explications hypothétiques qui la rendent plus juste. Cette tendance serait spontanée chez les êtres humains, sous-tendrait de multiples traditions religieuses et serait responsable de nombreuses attitudes facilement observables.
Par exemple, les gens riches peuvent penser que les pauvres ne font pas assez d’efforts pour sortir de la pauvreté, ce qui restaure dans leur esprit une forme de justice dans les inégalités. Il y a aussi une tendance fréquente à blâmer les victimes de crimes (de viol, notamment), dont certains estiment qu’elles l’avaient sans doute "un peu cherché" ou "mérité". En désespoir de juste cause, certains invoquent "les voies impénétrables du Seigneur".
Oui, c’est vraiment trop injuste !
De la même manière, confronté à un enfant porteur d’un trouble ou d’une maladie chronique, on a envie de croire qu’il a des compensations naturelles. Par exemple, que l’enfant dyslexique a des talents dans d’autres domaines qui lui permettront de s’épanouir quand même. Symétriquement, l’enfant surdoué qui semble tout réussir mieux que les autres agace, on se dit qu’il doit bien avoir quelques défauts ou problèmes, sans quoi cela serait vraiment trop injuste ! En somme, mon hypothèse est que ces croyances auxquelles j’ai été confronté dans mes recherches ne sont que l’une des multiples manifestations de la croyance en un monde juste.
Mais celle-ci n’est qu’un biais cognitif. Non, les pauvres ne le font pas exprès, les victimes ne sont pas coupables, les surdoués ne sont pas souvent en échec, et les dyslexiques ne sont pas plus créatifs. Le monde est comme il est, les troubles sont des troubles, les victimes sont des victimes, et certaines personnes ont plus de chance que d’autres. Le monde est fondamentalement injuste, le reconnaître est la première étape pour essayer de réparer ou réduire ces injustices plutôt que de les justifier.
* Franck Ramus est directeur de recherches au CNRS et directeur de l’équipe "Développement cognitif et pathologie" au sein du laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistiques de l’Ecole normale supérieure à Paris.