Restaurants et avions interdits aux enfants : quand les adultes marchent sur la tête

Entre 45 et 100 euros de supplément, c’est le prix qu’il vous en coûtera pour voyager à l’écart de tout enfant à bord de certains vols de Corendon Dutch Airlines. La compagnie néerlandaise va ainsi mettre en place une zone réservée aux adultes sur ses vols entre Amsterdam et l’île de Curaçao. Ce type d’initiatives existe déjà en Asie, mais c’est la première fois qu’un transporteur européen saute le pas. Bonjour, rideaux et cloisons. Prendre les transports en commun de nos jours, c’est s’asseoir au premier rang de la fièvre individualiste qui s’est emparée de nos modes de vie. Prenez le train, et ses hordes de voyageurs angoissés à l’idée de ne pas sortir du wagon les premiers. Impossible désormais de circuler librement à dix minutes de l’arrivée, tout le monde ayant décidé de plier bagage et de stationner debout dans les couloirs. Dans les allées du métro parisien, on apprend à piétiner et à zigzaguer entre des usagers tellement plongés dans leur écran de téléphone qu’ils en oublient tout ce qui les entoure. Dans les airs, chacun se prend le bec avec le vanity du voisin trop encombrant en cabine.

Les petits égoïsmes, qui se portaient déjà plutôt bien jusqu’ici, ont franchi un cap supplémentaire avec la mode du "adults only" ("réservé aux adultes"), qui connaît un certain succès depuis quelques années dans les restaurants (dans les pays où la loi le permet) ou les hôtels. Des fêtes de mariage sans enfant commencent également à voir le jour. Le marché affectionne les plaisirs égoïstes. Et il trouve, en ce début de XXIᵉ siècle, un large public. Mais ne nous trompons pas de coupable. Interrogeons-nous simplement un instant, collectivement et individuellement, sur la signification et le devenir d’une société qui ne tolère plus les décibels en trop de ses enfants.

En réalité, il n’y a rien de très surprenant dans cette initiative marchande et cynique d’une compagnie aérienne qui prétend rendre service même aux parents, lesquels pourront ainsi "profiter du vol sans s’inquiéter lorsque leurs enfants font un peu plus de bruit". Ce qui interpelle, ce sont les réactions sur les réseaux sociaux d’internautes galvanisés à l’idée de reléguer les "mioches", et au passage leurs parents, au rang de pestiférés. "Des gens qui payent 1 200 euros pour un billet n’ont pas à subir des pleurs pendant tout le vol", "Bonheur ! Enfin, on va foutre la paix à ceux qui ont choisi de ne pas en avoir !!", peut-on lire sur X, anciennement Twitter. Oubliant ainsi qu’un bébé qui pleure dans un avion (notamment du fait de la pression douloureuse pour ses oreilles) n’a pas vraiment d’autre mode d’expression. Oubliant encore que les parents sont les premiers embarrassés pour ne pas dire au bord du craquage face à ce type de situations. Oubliant enfin l’effet délétère que l’initiative de Corendon Dutch Airlines aura sur les familles monoparentales – elles sont 2 millions en France –, dont beaucoup ont déjà le sentiment d’être dans une forme d’isolement. Prenons garde à ne pas justifier ces injustifiables exigences par le laisser-faire coupable de quelques adultes qui, il est vrai, laissent leurs progénitures taper dans le siège du monsieur de devant sans broncher. Ce qu’il est important de saisir ici, c’est que les hurlements d’un enfant sont certes une nuisance, mais de celles dont les principaux intéressés peuvent difficilement se départir. Notre niveau de tolérance à l’égard de celles-ci n’est pas le même selon que nous soyons plus sensibles au bruit, à l’odeur, à la promiscuité. Allons-nous demain créer des zones pour voyageurs à la transpiration excessive ? Ou réserver des sections à des gens enrobés sous prétexte que vous ou moi sommes gênés par les coudes un peu trop encombrants de la dame du siège 36B. Allons-nous instaurer des couloirs de métro dédiés aux plus âgés sous prétexte qu’ils ne marchent pas assez vite et nous empêchent d’arriver à l’heure sur notre lieu de travail ?

Un choix de société

Il ne s’agit évidemment pas de défendre le fameux enfant roi. Nous sommes simplement ici face à un choix de société. D’un côté, l’individualisme effréné, qui peste au moindre cri d’un gamin, mais qui n’hésitera pas dans le même temps à piétiner l’espace public pour satisfaire ses propres désirs, comme ces vacanciers qui écoutent la musique à tue-tête sur la plage, ces trottinettes qui défilent dangereusement sur nos trottoirs ou ces deux-roues débridés qui prennent un malin plaisir à faire sursauter les piétons. De l’autre, le vivre-ensemble, socle de ce qui permet à une société d’aller de l’avant, avec toutes les nuisances et petits enfers du quotidien que cela implique. N’en déplaise d’ailleurs à une célèbre polémiste qui écrit sans avoir la main qui tremble : "Les bébés pleurent et l’on ne peut parfois les en empêcher. En revanche, le minimum est d’aller sur la plateforme pour éviter à ses voisins de wagon l’enfer sonore."

Le sociologue Clément Rivière a mis en évidence un phénomène saisissant de notre société lié au développement de l’automobile et à la peur du danger chez les parents : "L’enfance, qui se déroulait dans l’espace public, s’est retirée dans les chambres", explique-t-il. Confrontés aux réactions excessives de grands ayant à jamais perdu leur âme d’enfant, des parents soucieux de ne pas faire de vagues ou de s’acheter un peu de tranquillité dans les transports ont trouvé la parade : Disney+. Voulons-nous vraiment des wagons entiers de mômes zombifiés devant leur écran, un casque vissé sur la tête, déconnectés de la réalité qui les entoure pour laisser tranquilles les plus grands installés devant leur série Netflix ? Depuis quand le train est-il devenu une salle de projection privée ?

Cette nouvelle détestation des enfants n’est pas propre à la France. La journaliste française vivant au Japon Karyn Nishimura-Poupée y voit une raison à la baisse de la natalité au pays du Soleil-Levant : "Les Japonaises baignent dans un environnement où les enfants sont mal perçus, la société est devenue intolérante à leur égard." L’Insee a publié le 8 septembre dernier le bilan de la natalité en France pour juillet 2023, un nombre de naissances quotidien particulièrement faible, du jamais-vu depuis trente ans. Certains y verront là une excellente nouvelle pour la planète. Est-ce donc là vraiment le projet de société que nous voulons pour demain ? Pouvoir tous partir en première classe à Bali et boire sans modération. Et sans minots.