On ne peut pas dissocier l’antisionisme de l’antisémitisme, par Rafaël Amselem
Paroles de l’Ecclésiaste : "Il y a un temps pour tout, et chaque chose a son heure sous le ciel. […] Un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser."
Des juifs avec leurs châles blancs, les mélodies liturgiques accompagnées des petites bouilles d’enfants avec leurs éclats de rire, quémandant de temps à autre leurs sucreries préférées, les fidèles arrivant au compte-gouttes avant la lecture de la péricope hebdomadaire : le temps du sabbat est celui de la quiétude. Ainsi les juifs mettent-ils en pratique chaque semaine cette utopie que certains appellent le "droit à la paresse". Encore plus singulier qu’à l’ordinaire, le dernier sabbat était concomitant de la clôture de Soukkot, la "fête des cabanes", réjouissances s’étalant sur deux jours qui concluent les célébrations du Nouvel An. "Le temps de notre joie", ainsi que nommé dans la liturgie rabbinique, a malheureusement été vexé par les bruyantes alarmes de l’actualité.
Alors que j’arrive à la prière samedi matin, un homme se tient face à l’assemblée. Sa langue est lourde, ses paroles, concises, la voix, grave et émue : "Israël est en état de guerre. […] On ne laisse pas les enfants sortir, si vous voyez quelqu’un de suspect, rentrez immédiatement dans l’enceinte du bâtiment. […] Je ferai la surveillance en bas", conclut-il. Jours chômés obligent, nous passons la fin de semaine dans l’impossibilité de consulter les informations, mais nous constatons en repartant de la synagogue le lendemain soir une patrouille de police en surveillance devant le bâtiment. Voilà bien dix ans que nous ne les avions plus revues. Depuis, le fond de l’air est suspicieux. Une subtile paranoïa nous suggère de prêter attention au moindre comportement suspect aux abords des synagogues et lieux de vie juive.
Vint ensuite l’horreur des nouvelles. Les prises d’otages. Les cadavres. Les vidéos d’enlèvement. Les photos de grands-mères. Celles des enfants avec. On apprend des viols. Des cadavres, encore. Certains attendent des nouvelles de leurs proches. D’autres n’en auront plus.
Que ce récit personnel puisse témoigner d’une vérité si simple, et pourtant si reniée par tant d’idéologues : on ne peut pas dissocier l’antisionisme de l’antisémitisme. Les événements qui ont cours au Proche-Orient ont un impact immédiat sur la vie juive en Europe et ailleurs. Lors des recrudescences de violence en 2021, le Jewish News comptait ainsi une hausse de 600 % des actes antisémites au Royaume-Uni. On se souvient, à l’époque, de cette vidéo, tournée dans le quartier juif de Finchley Road, dans laquelle des militants paradaient en voiture, drapeaux palestiniens sur le capot, diffusant via des haut-parleurs le message suivant : "Fuck jews ! Rape their girls !" Dimanche 8 octobre, c’est un tag antisémite retrouvé au stade Jean-Claude-Mazet, à Carcassonne : "Tuer les juifs est un devoir". Gérald Darmanin parle déjà de plusieurs poursuites judiciaires pour des faits d’antisémitisme. A Sydney, un important rassemblement pro-Hamas hurle sur la place publique : "Gazez les juifs !" Les juifs sont les cibles systématiques et privilégiées de tous les excès antisionistes.
Les juifs seront donc, dans les prochains jours, en alerte. Cette donnée devrait appeler à la prudence généralisée. C’est pourtant avec empressement qu’une partie de la classe politique s’est jetée dans la prose de l’abject. Camarade, abjure toute allégeance à Israël : voilà le mot d’ordre. Alors on suspend toute forme de moralité élémentaire. Il n’y a plus de femmes violées, puis mortes, il n’y a plus d’enfants définis par la condition de l’innocence, il n’y a plus d’otages dont les hurlements et l’effroi sourds se font entendre jusqu’à Paris et ailleurs, il n’y a plus de grands-mères, il n’y a plus de cadavres qui nous imposent le respect du mort : il y a des colons, et l’affaire s’arrête là.
La cécité est partout. L’indignité avec. Mais pas cette indignité de comptoir, celle qu’on invoque superficiellement pour désapprouver avec dédain cet opposant politique qui nous fait face sur un plateau de télévision : je vise ici l’indignité à l’état pur. "Une bonne partie de la gauche semble croire que, parce qu’un conflit est asymétrique, la partie aux moindres capacités militaires mène forcément une guerre juste", affirme le chercheur Memphis Krickeberg. Et toute analyse politique n’est pour beaucoup, à gauche, que l’alibi d’un absolutisme idéologique. Peu importe qu’il s’agisse du Hamas, organisation terroriste, peu importe qu’il s’agisse du plus grand meurtre de masse de juifs depuis la Shoah, peu importe que nous ayons assisté, ne mâchons pas nos mots, à un pogrom. Si l’on conditionne la justice à un lopin de terre, si l’on borne le champ de la dignité à une nationalité ou une ethnie, alors elle n’est plus. Or, sans la dignité, il n’y a rien. Toute cette opération rhétorique vise un renversement des valeurs délétère : faire du terroriste un opprimé en lutte. Propagande de collabo qui regarderait sans doute avec bienveillance les célébrations qui ont lieu dans certains villages palestiniens (réflexe de résistance probablement). On ne compte plus les euphémismes pour justifier l’équivalence entre barbarisme et "lutte pour l’émancipation".
Au nom des imperfections (réelles au demeurant) des sociétés occidentales ou proches de celles-ci, comme Israël, ce discours sert en réalité la soupe à tous les groupes et régimes autoritaires. Il ne s’agit pas seulement du Hamas, mais encore de l’Iran et de la Russie, qui, semble-t-il, ne sont pas étrangers à cette opération militaire terroriste.
Pris à défaut dans une forme de relativisme et de passivité qui, sans aller jusqu’à légitimer les attaques, n’a pas su faire la part entre l’agressé et l’agresseur dans son communiqué initial, La France insoumise (LFI), par la voix de Manuel Bompard, a souhaité corriger le tir en évoquant des "actes de guerre". Mais, empêtré dans sa stratégie électoraliste et le besoin de multiplier ses marques publiques de vertu, le chef de file de LFI a rappelé qu’il n’irait pas à la manifestation en soutien à Israël, dénonçant au passage un communiqué de la diplomatie française n’appelant pas à un cessez-le-feu. Faudrait-il donc faire la paix avec les terroristes ? Israël n’aurait-il pas le droit de répondre à un pogrom ?
Le pire reste à venir. Jamais les espoirs de paix n’ont été si évanescents. Restera la douleur des familles israéliennes et palestiniennes, toujours plus nombreuses à être endeuillées. Un deuil dont malheureusement la guerre se nourrira encore longtemps.
* Rafaël Amselem est analyste en politiques publiques.