Antisémitisme : vingt ans de silences et de complicités, et maintenant ?
"A force de durer, certains silences finissent par prendre l’épaisseur de véritables événements." Ainsi débutait le dossier intitulé "Les chiffres noirs de l’antisémitisme", que L’Express avait mis à sa Une en décembre 2001. Notre journal, à travers l’enquête du journaliste Eric Conan, fut le premier à dénoncer l’essor d’un nouvel antisémitisme en France, qui, cette année-là, avait détruit une synagogue à Trappes et incendié une école maternelle à Marseille. Le 27 septembre 2017, L’Express consacrait à nouveau sa Une – il y en avait eu d’autres entre-temps – au désarroi des Français juifs. Une sexagénaire, Sarah Halimi avait été défenestrée quelques semaines avant au cri de "Allah Akbar", dans le silence des médias et des politiques. Pour la première fois, l’intellectuelle Elisabeth Badinter prenait la parole sur le sujet, et disait son inquiétude. Mais ni son alerte, ni les enquêtes qui l’accompagnaient ne firent grand bruit. Cette semaine-là, L’Express fut bien cité dans la revue de presse d’une grande radio, mais pour un dossier en pages intérieures intitulé… "Mieux dormir".
Ces vingt dernières années, l’essor de l’antisémitisme est un sujet dont on a finalement peu parlé. Bien sûr, quand un événement tragique est survenu – onze morts en quinze ans -, l’émotion fut grande et sincère. Mais entre deux tragédies, tout s’est passé comme s’il ne se passait rien. En partie parce que certains responsables politiques sont désormais gênés aux entournures, quand ils ne se font pas carrément les complices du pire. La nouvelle grille de lecture "dominants-dominés" qui s’est imposée dans les rangs de la gauche LFI, notamment, ne cadre pas : elle considère les islamistes comme des musulmans radicalisés par l’injustice, et les juifs, comme des Blancs, et donc des privilégiés. Les premiers ne sauraient donc être tout à fait des bourreaux, ni les seconds, tout à fait des victimes. Une autre raison du silence est qu’il n’existe pas de remède spécifique au nouvel antisémitisme. Il est l’un des symptômes meurtriers de l’islamisme, et l’on fait, en gros, avec ce dernier comme avec le reste : entre deux colères, on oublie (Lire à ce sujet La Colère et l’oubli, d’Hugo Micheron).
Flambée sans précédent
On oubliera aussi, cette fois. Depuis le 7 octobre dernier, la France connaît une flambée sans précédent de la haine antisémite. Islamistes, mais aussi antivax conspirationnistes, extrême droite gudarde… sur les réseaux sociaux, l’internationale de l’antisémitisme s’en donne à cœur joie. De manière générale, la France a recensé 1 040 actes antisémites en moins d’un mois, c’est-à-dire davantage que pendant toute l’année 2022. Parmi ces faits : des insultes, des menaces, mais aussi des agressions. Pas plus tard que vendredi 3 novembre, à Avignon, un jeune homme qui portait une casquette et une kippa s’est fait insulter et bousculer par une femme qui a ensuite craché sur sa kippa tombée par terre dans l’altercation.
Il faut parler, enfin, de ces expressions qui n’entrent pas nécessairement dans le décompte mais qui inquiètent pourtant par ce qu’elles charrient. Comme l’amalgame d’Israël, des "sionistes", et/ou des juifs au nazisme. Cette entreprise de retournement du stigmate est tout sauf anodine. L’holocauste de 6 millions de juifs avait rendu l’antisémitisme infréquentable ? Faire d’eux la réincarnation du Führer lui-même rend la "position" à nouveau envisageable. De manière générale, la distinction, jadis naturelle, entre les choix politiques du gouvernement israélien, qui peuvent indigner à bon droit, et le sort des Français juifs, s’estompe plus que jamais. Et depuis le 7 octobre, aucun appel à manifester pour un "cessez-le-feu" et en "solidarité avec le peuple palestinien" n’a intégré dans son mot d’ordre la lutte contre l’antisémitisme.
Ronron tragique
Depuis l’an 2000 et la deuxième Intifada, la courbe de l’antisémitisme en France suit systématiquement les poussées de tension entre Israël et la Palestine. Le phénomène devrait inciter les responsables publics à tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant de s’exprimer sur le sujet. C’est tout le contraire qui se passe. Jean-Luc Mélenchon accuse désormais BFM TV et Libération de "mensonges" sur le nombre de participants à une manifestation propalestinienne en raison de l’identité de "leur propriétaire" (Patrick Drahi, ancien actionnaire de L’Express, n’est au reste plus propriétaire de Libération), dont la judéité n’est pas un secret. Prononcés à l’extrême droite, ces mots auraient scandalisé. Ils sont aujourd’hui accueillis dans un ronron. Ce ronron-là est un événement tragique.