Paris, le rire et les charlatans
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Homère, Iliade A 599
Présenter Paris comme la Ville Lumière n'est pas un cliché. La légèreté lumineuse de cette ville a toujours été insoutenable pour les charlatans de tout bord, ceux qui se sentent torturés par notre monde ici-bas, les autres qui nous torturent avec le leur là-haut.
Les premiers, écrivains ou philosophes ratés, misérologues ingrats, n'arrivent pas à digérer que Balzac écrivait pour les femmes, l'argent et la gloire. Que Cioran, Semprùn, Axelos, Walter Benjamin, Ionesco, Potocki, Casanova, ont abandonné leur langue maternelle pour écrire en français (non, le dernier n'était pas un 'aventurier' comme le souhaiteraient certaines versions conservatrices de Wikipédia mais un grand écrivain, traducteur de l'Iliade en dialecte vénitien et toscan, violoniste, diplomate et bibliothécaire, comme le mentionne l'Wiki française).
Les charlatans, religieux ou profanes (arrivez-vous à discerner des différences?) ne supportent pas la réaction naturellement parisienne qu'a eu Mozart pendant que sa mère était mourante: une petite promenade au Palais Royal pour prendre une glace.
Ils ne supportent pas la langue française, dans laquelle le mot culture est lié au vin, au pain, au fromage aussi naturellement qu'à la musique, la littérature ou la philosophie.
Ils ne supportent pas la virtuosité avec laquelle parisiens et parisiennes préservent leur engagement conjugal, résultat du discernement avec lequel ils gèrent leurs occupations extraconjugales. Avant de devenir un brand qui dope les exportations (elle ne s'en plaint pas, bien au contraire, elle adore), La Parisienne est une réalité: elle peut être amicale ou érotique, jamais familière. Une journaliste en poste à Paris, professionnelle rigoureuse déjà éprouvée par le calvaire qu'elle devait endurer pour partager l'addition lors d'un rendez-vous galant, s'est en plus trouvée encombrée de ce conseil so french d'une Parisienne: équilibrer une jupe longue d'un décolleté profond; une mini-jupe d'un chemisier fermé. Comment reconnaître des choses que l'on ne connaît pas?
C'est probablement cette culture du désir qui est la plus insupportable aux yeux des charlatans. Ils ne croiront jamais qu'à Paris une spécialiste du Tractatus logico-philosophicus puisse dépenser plus pour sa lingerie que pour ses livres. Ils trouveront suspecte une littérature qui a toujours été inextricablement liée à la gastronomie: Brillat-Savarin décrit "la saveur particulière de la cuisse sur laquelle la perdrix s'est appuyée en dormant" quand moins d'un demi-siècle plus tard Alexandre Dumas publie le Grand dictionnaire de cuisine. Ce carrefour du plaisir que la bouche semble cristalliser dans la tradition française (plaisir de la nourriture qui entre, plaisir du mot qui en sort) sera ininterrompu jusqu'à nos jours. Voyons comment l'exprime Philippe Sollers, (lui-même diagnostiqué comme un écrivain superficiel par les charlatans de tout bord qui le détestent cordialement) en parlant des bordeaux rouges 1983:
[...] Nombreux sont les vins qui empruntent au registre floral les odeurs à la fois violentes et élégantes de la violette, de la pivoine ou des roses blanches ou rouges. Dans la gamme des parfums de fruits, ces vins évoquent la cerise, fraiche et confite, le cassis et quelque fois la fraise. Les odeurs de chaleur se manifestent non plus comme en 1982 par des arômes de cacao, de vielle eau-de-vie et de brioche, mais prennent des nuances de fruits secs, de pâte d'amande et de raisin de Corinthe, de frangipane et de marron glacé, parfois de pruneaux fourrés ; les parfums épicés et balsamiques rappellent plutôt la coriandre, l'anis, la réglisse, la menthe et la résine, tandis que les odeurs de café, de cuir et d'encre, si fréquents en 1982, sont moins répandus.
Et ils ne seront pas déçus, un écrivain qui cite pendant une page entière L'amateur de Bordeaux est évidemment capable de bien pire:
Je te remettrai les achats que j'ai faits pour toi. Tu auras deux nouveaux slips. Tu me remercieras très poliment. Tu exprimeras une joie de petit paysan émerveillé. Tu me baiseras ensuite sur le lit. Je te donnerai mon cul à genoux. [...] À lundi.
Là où le charlatan bute sur un texte qu'il juge méprisable et (tenez-vous bien) absurde, le parisien y reconnaît la réponse joyeusement artisanale à une question factuelle: d'où viens-je, où vais-je, pourquoi.
Il devait sûrement reconnaître des parfums de réglisse dans les bordeaux qu'il dégustait en face de Notre Dame chez Shakespeare and Company James Joyce. De la vieille (de la jeune !) eau-de-vie dans ceux qu'avaient bus Henri Miller avenue de Clichy, Salvator Dali avec Gala and company à l'Hôtel Meurice, à quelques mètres de l'endroit où Mozart a joyeusement dégusté sa petite glace funéraire. Et tous les arômes de l'univers dans les bordeaux qu'a bus Picasso avec Breton, Axelos, Cocteau, Brâncuși, Stravinsky avant de rentrer à l'atelier pour continuer avec Olga Khokhlova, Marie-Thérèse Walter, Dora Maar, Françoise Gilot, Jacqueline Roque.
Ivresse de vin, ivresse de culture mais avant tout ivresse de sang froid (l'expression est d'Axelos) l'ivresse de Paris cristallise ce que détestent le plus les charlatans du monde entier: la certitude absolue qu'il existe une vie avant la mort. Elle les dévoile un par un dans leur imposture puisqu'un sacré sans humour ne peut qu'être une imposture, un savoir qui censure un autre, une tartufferie.
À présent Paris est dans le noir complet. Nuit et jour, jour et nuit, sans cesse, sans la possibilité de balbutier même une parole. Mais pour combien de temps? Les Charlatans Ltd. se feront un plaisir d'obtenir cette preuve supplémentaire de sa superficialité qu'ils juxtaposeront à leur profondeur insondable: il suffira à la Ville Lumière de penser une seule seconde aux Charlatans-en-train-de-penser, pour s'illuminer à nouveau, foutrement submergée d'une sacrée putain de rigolade.