Jeffrey Pfeffer, spécialiste du pouvoir : "Le point commun entre Poutine et Taylor Swift..."

Le pouvoir. Il y a ceux qui courent après mais ne l’obtiennent jamais. Ceux qui le reçoivent en héritage mais qui n’en font rien. Ceux qui se sont battus pour l’avoir mais qui le perdent faute de combativité. Et enfin ceux qui s’y accrochent jusqu’à leur dernier souffle. Jeffrey Pfeffer, professeur de comportement organisationnel à Stanford, a publié de nombreux best-sellers sur le rôle du pouvoir au travail, dont les très remarqués Pouvoir : pourquoi certaines personnes en ont et d’autres n’en ont pas (HarperBusiness, 2014) et Les 7 lois du pouvoir (Pearson, 2023).

Pour L’Express, il revient sur la mécanique du pouvoir à la fois comme instrument d’influence pour changer les choses au sein des organisations et comme accélérateur de carrière. Le spécialiste insiste sur l’importance de travailler en réseau, le rôle crucial joué par la confiance en soi, soulignant qu'"avec de la formation et de la pratique, tout le monde peut être plus puissant qu’il ne l’est actuellement". De Vladimir Poutine à Taylor Swift, Jeffrey Pfeffer explique en quoi des personnalités "aux parcours tout à fait ordinaires" ont réussi à devenir aussi puissantes.

L’Express : Vous avez écrit plusieurs livres sur le rôle du pouvoir dans les organisations. Pourquoi y accordez-vous autant d’importance ?

Jeffrey Pfeffer : J’enseigne dans une université, (Stanford, NDLR), dont la devise est la suivante : "changer les vies, changer les organisations, changer le monde". Si vous voulez changer la trajectoire d’une entreprise en termes de performance économique ou changer quoi que ce soit d’autre, il faut avoir de l’influence. Car, voyez-vous, si vous n’aviez pas besoin d’influence pour changer les choses, le changement aurait déjà eu lieu.

Le professeur de psychologie Gerald Ferris, entre autres, a réalisé des études qui établissent un lien entre compétences politiques et réussite professionnelle. Par conséquent, si je veux que mes étudiants en leadership réussissent dans le monde tel qu’il est et pas nécessairement dans le monde tel que nous le voudrions, ils doivent comprendre les dynamiques organisationnelles afin de pouvoir survivre dans les organisations pour lesquelles ils sont susceptibles de travailler.

Dans votre livre, Les 7 lois du pouvoir, vous insistez sur l’importance de "réseauter sans modération"…

Tout à fait. Si le leadership consiste à faire avancer les choses grâce à d’autres personnes, plus vous connaissez de monde, plus vous serez en mesure de faire avancer les choses. En tant que leader, vous devez rallier et motiver vos employés. Cela fait partie du travail des dirigeants. Et l’un des moyens de les motiver est de s’adresser à eux, en grand ou petit groupe ou en tête-à-tête, vous devez leur montrer que vous avez confiance en eux. Il s’agit de les convaincre que ce que l’organisation essaie d’accomplir peut aboutir. Car personne ne consacrera d’efforts à quelque chose s’il ne croit pas qu’il y a une chance de succès.

Dans toutes les organisations et dans tous les secteurs d’activité, vous devez également travailler en réseau afin d’obtenir des informations, savoir ce qui se passe et établir des relations avec des personnes qui vous aideront. Le sociologue Ronald Burt a montré que la carrière des gens, leur réussite professionnelle peut être prédite par leurs réseaux sociaux. Plus vous connaissez de personnes importantes, plus vous réussissez car vous avez accès à davantage de ressources.

Sommes-nous tous égaux en matière de pouvoir ?

Non. De la même manière que nous ne sommes pas tous égaux en matière de tennis, dans nos compétences linguistiques ou dans notre capacité à jouer du piano. Mais j’affirme, et mon expérience le prouve, qu’avec de la formation et de la pratique, tout le monde peut s’améliorer. Pouvez-vous être un aussi bon politicien que le Premier ministre britannique Rishi Sunak par exemple ? Peut-être pas. Mais est-ce que vous pouvez devenir meilleur que vous ne l’êtes aujourd’hui ? Absolument.

Cela vaut-il aussi pour les timides ?

Ce n’est pas une question de personnalité mais de comportement. On ne naît pas en sachant marcher ou parler. Ce sont des compétences qui s’acquièrent. Je crois que tout le monde peut être plus puissant qu’il ne l’est actuellement. Cela ne signifie pas que nous sommes tous capables de diriger le monde, mais n’importe qui peut acquérir un certain pouvoir. En revanche, si vous voulez réussir sur votre lieu de travail, vous devez comprendre l’importance de la confiance en soi. Des études ont montré que les gens réagissent positivement aux manifestations de confiance en soi. Ils pensent que celle-ci est un signe de compétence, même s’il est prouvé que ce n’est pas le cas.

Beaucoup d’entre nous traversent la vie comme une sorte de marche au hasard

Vous devez aussi comprendre comment les gens réagissent à différents types de comportement et avoir en tête que certaines manifestations émotionnelles donnent une impression de pouvoir plus grande que d’autres. La colère par exemple, est une émotion plus forte que la tristesse ou le remords. Prenez Donald Trump et ses expressions faciales, ses froncements de sourcils. C’est l’un des moyens qu’il utilise pour montrer son mécontentement. Et c’est, je pense, l’une de ses sources de pouvoir. La colère n’est pas une norme sociale bien acceptée, le fait de transgresser cette attente sociale peut donc donner une impression de puissance.

"La gentillesse est souvent perçue comme une faiblesse, voire un manque d’intelligence", écrivez-vous. Qu’entendez-vous par là ?

Je n’ai évidemment rien contre le fait d’avoir de l’empathie, car si vous voulez faire quelque chose, vous devez parfaitement comprendre les personnes avec lesquelles vous interagissez. En revanche, je suis très critique de cette littérature sur le leadership qui ne parle pas de l’efficacité des dirigeants, mais d’une sorte de sentimentalité. Mon ami Gary Loveman (l’ancien patron de la chaîne de casinos Caesars, NDLR) m’a dit un jour : "Si vous voulez être aimé, prenez un chien". Le rôle d’un leader n’est pas de gagner un concours de popularité, mais de faire avancer les choses. Si je prends votre exemple, votre travail n’est pas nécessairement d’être gentil, mais d’être un journaliste efficace. Bien sûr, vous devez être aussi gentil et aimable que possible. Mais en fin de compte, là vous serez évalué en tant que dirigeant, c’est sur les performances de votre organisation.

Dans l’histoire passée ou actuelle, quelles personnalités incarnent le mieux, selon vous, la puissance ?

Dans le livre Comment devenir dictateur de Frank Dikötter, il est question de l’ascension d’Adolf Hitler et de Benito Mussolini, entre autres. Ces deux derniers, comme d’ailleurs Vladimir Poutine aujourd’hui, ont des parcours tout à fait ordinaires. Ce ne sont pas des gens exceptionnellement intelligents, beaux, ou qui ont nécessairement le QI le plus élevé. Ils sont parvenus au pouvoir parce qu’ils en ont maîtrisé la dynamique. Vladimir Poutine est à la tête d’un pays relativement faible, mais grâce à son attitude, le pays a en réalité plus de pouvoir qu’il ne devrait en avoir. Je pourrais prendre aussi l’exemple de Benyamin Netanyahou, qui a réussi à occuper son poste plus longtemps que tous les autres Premiers ministres israéliens. Ou encore de Donald Trump, qui malgré six faillites et plusieurs échecs dans les affaires est devenu l’une des personnes les plus puissantes des États-Unis.

Je pense aussi à Elon Musk ou Taylor Swift, des gens qui ont construit d’énormes marques. Taylor Swift a-t-elle la plus belle voix du monde ? Probablement pas, mais elle est de loin l’une des spécialistes du marketing les plus efficaces sur cette planète. Le point commun entre des personnalités comme Vladimir Poutine et Taylor Swift et d’autres personnes, c’est qu’elles font preuve de réflexion et de stratégie pour atteindre leurs objectifs. Pendant ce temps, beaucoup d’entre nous traversent la vie comme une sorte de marche au hasard ou sans réfléchir sérieusement à qui nous devons connaître, qui nous devons rencontrer, ce que nous voulons projeter, comment nous voulons nous habiller, comment nous voulons parler, toutes ces choses qui font que les gens nous répondent d’une manière ou d’une autre.

Devenir puissant est un travail difficile. Et certaines personnes, lorsqu’elles atteignent un certain niveau de succès, se relâchent. Avec sa dernière tournée "Eras Tour", elle a dépassé le milliard de dollars de revenus. Elle aurait pu se dire un demi-milliard est déjà suffisant. Or Taylor Swift, elle, ne se relâche jamais. En fin de compte, il s’agit en grande partie de savoir jusqu’où vous voulez aller. C’est ce que j’essaie d’accomplir dans mon cours, amener les individus à être plus stratégiques dans la façon dont ils utilisent leur temps. Plus stratégiques dans la façon dont ils se présentent. Et plus stratégiques dans leur façon de penser aux relations qu’ils vont construire.

Quelle est, selon vous, la plus grande erreur qu’un dirigeant puisse commettre ?

Le fait de ne pas reconnaître que tout le monde a un patron et que votre travail consiste à le satisfaire. C’est là la plus grande erreur que j’observe chez les dirigeants. Presque tout le monde se fait virer un jour ou l’autre. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas réussi à satisfaire leur patron.