I.A., Blue Owl, Oracle : pas de fumée sans feu
Depuis plusieurs mois, les marchés financiers bruissent de signaux contradictoires. D’un côté, les grands indices boursiers continuent de résister, voire de progresser. De l’autre, un nombre croissant d’indices discrets, mais structurels, suggèrent que quelque chose est définitivement en train de se fissurer sous la surface. L’un de ces signaux vient de nous être fourni par un acteur clé, loin des projecteurs habituels des marchés actions : Blue Owl, le mammouth américain du crédit privé non bancaire.
Son récent revirement vis-à-vis de l’autre géant US, Oracle (1), pourtant acteur central des investissements actuellement liés à l’intelligence artificielle, mérite notre attention. Car il pourrait bien amorcer un retournement massif des marchés – le moment où, comme dans les incendies, ce qui n’était encore que fumée prémonitoire se transforme en premières flammes vives.
La bulle IA : une bulle de dette avant d’être une bulle technologique
Le récit dominant présente la bulle de l’intelligence artificielle comme une exubérance technologique classique : promesses excessives, valorisations élevées, enthousiasme spéculatif. Cette lecture est incomplète. La bulle IA est avant tout une bulle de financement, et plus précisément une bulle de dette.
Construire l’IA – data centers, capacités de calcul, infrastructures énergétiques – exige des montants colossaux, engagés aujourd’hui pour des flux de trésorerie hypothétiques demain. Or, ce gouffre financier n’a pas été comblé par les banques traditionnelles, mais principalement par les établissements financiers non bancaires qui, eux, relèvent de ce que l’on qualifie de finance de l’ombre (Shadow Banking) : fonds alternatifs, structures hors bilan, véhicules de financement sophistiqués, souvent peu transparents. D’où l’émergence d’une confiance implicite que l’argent et l’accès à la liquidité seraient toujours disponibles quasiment sans limite.
Oracle : quand la promesse rencontre la contrainte bilantielle
Oracle illustre parfaitement cette dynamique. Arrivée tardivement dans la course à l’IA, l’entreprise a brutalement décidé d’accélérer ses investissements, au prix d’une explosion massive de ses dépenses et d’une dégradation visible de ses flux de trésorerie. Or les projections font maintenant apparaître non pas une amélioration, mais une probabilité de détérioration continue de ses résultats, impliquant un recours accru à l’endettement… simplement pour maintenir son activité courante.
Dans un environnement de crédit expansif, ce type de situation peut être toléré. Dans un environnement où la discipline du crédit revient au premier plan, elle devient problématique.
Blue Owl : un refus qui change de nature
C’est ici que le geste de Blue Owl prend toute sa portée. En refusant de poursuivre ou d’approfondir son engagement aux côtés d’Oracle, le fonds ne porte pas seulement un jugement sur l’entreprise. Il envoie un message beaucoup plus large au marché : le temps de la dette illimitée est sans doute terminé.
Ce choix est d’autant plus significatif que Blue Owl lui-même est sous pression : interrogations sur la liquidité réelle du secteur de crédit privé, inquiétudes des investisseurs, retraits de leurs capitaux, avec pour corollaire la baisse du cours de bourse. Dans ce contexte, continuer à s’exposer à un acteur considéré comme le « maillon faible » de la chaîne IA aurait été perçu comme une fuite en avant.
Autrement dit, Blue Owl agit en acteur rationnel d’un cycle de crédit en train de passer en phase ultime de rétraction de ses activités.
Les cycles de crédit ne se retournent jamais au centre
L’histoire financière est constante sur ce point : les cycles de crédit ne se brisent jamais brutalement au cœur du système. Ils commencent toujours aux marges. Les grands noms tiennent encore debout, tandis que les acteurs périphériques, plus fragiles, voient leurs lignes de financement se tarir.
Le refus opposé à Oracle est moins important pour Oracle lui-même que pour ce qu’il annonce : si un acteur de cette taille peut se voir refuser un soutien supplémentaire, que dire des entreprises plus petites, plus endettées, plus dépendantes encore du refinancement permanent ?
C’est ainsi que naissent les spirales de contraction du crédit : un « non » ici, puis un autre ailleurs, jusqu’à ce que l’argent cesse de circuler là où il était considéré comme acquis.
Le bitcoin, baromètre avancé du régime de risque
Dans ce contexte, la faiblesse persistante de Bitcoin n’est pas un phénomène isolé. Elle s’inscrit dans la même logique. Bitcoin n’est pas lié technologiquement à l’IA, mais il est profondément lié au régime de prise de risque qui a permis à la bulle IA de prospérer.
Actif sans flux de trésorerie, sans ancrage bilantiel, Bitcoin agit comme un sismographe du cycle de crédit. Lorsque la liquidité est abondante et que le levier est facile, il prospère. Lorsque le crédit se contracte et que les investisseurs deviennent sélectifs, il est l’un des premiers à décrocher.
Sa faiblesse actuelle renforce donc le diagnostic : le régime de financement qui a soutenu l’IA et le secteur du crédit privé est en train de radicalement se retourner.
Rien de tout cela ne signifie qu’une crise ouverte est déjà là. Mais l’accumulation des signaux – revirement de Blue Owl, tension sur le crédit privé, doutes croissants sur la rentabilité de l’IA, repli des actifs spéculatifs – suggère que la phase d’euphorie aveugle qui, au printemps et pendant l’été, a momentanément gommé le message des événements de marché du mois d’avril, est maintenant terminée (2).
Dans les cycles financiers, il n’y a jamais de fumée sans feu. Le retrait de Blue Owl vis-à-vis d’Oracle ressemble de plus en plus à l’instant précis où la fumée devient visible pour tous. Les premières flammes, elles, pourraient ne plus être très loin.
- Oracle occupe aujourd’hui une position clé dans l’écosystème de l’intelligence artificielle non pas en tant que concepteur d’algorithmes, mais comme fournisseur d’infrastructures critiques : cloud, capacités de calcul, hébergement de data centers et services associés. Blue Owl, de son côté, est l’un des principaux acteurs mondiaux du private credit non bancaire. Son rôle ne consiste pas à financer l’innovation technologique en tant que telle, mais à fournir de la dette de long terme (souvent structurée, parfois hors bilan bancaire) à des entreprises ou à des projets nécessitant des montants élevés et une visibilité de financement sur plusieurs années. L’accord entre Blue Owl et Oracle portait sur des montages de financement liés à l’expansion des capacités d’infrastructure d’Oracle, notamment dans le cloud et les services nécessaires au déploiement de l’IA. Sans constituer un partenariat industriel au sens strict, il traduisait une confiance du prêteur dans la capacité d’Oracle à soutenir durablement l’augmentation de son endettement, sur la base de flux futurs supposés croissants. Le revirement de Blue Owl a été annoncé par une dépêche Reuter en date du 17 décembre.
- Cette phase d’illusion euphorique (printemps/été 2025) correspond au moment où les marchés ont constaté que les prévisions quasi apocalyptiques formulées en réaction aux annonces de droits de douane formulées par Donald Trump ne se vérifiaient pas.
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