Pourquoi le 50e anniversaire de la révolution portugaise des Œillets risque d'avoir ce jeudi un goût amer
Le Portugal fête aujourd’hui jeudi 25 avril le 50e anniversaire de la révolution des Œillets qui a propulsé le pays sur la voie de la démocratisation et de l’adhésion à l’Union européenne. Des acquis majeurs aujourd’hui menacés par la montée de l’extrême droite.
L’élection de 50 députés du parti d’extrême droite Chega aux législatives anticipées du 10 mars dernier risque de ternir, selon Yves Léonard, historien spécialiste du Portugal, les célébrations du 50e anniversaire de la révolution portugaise.
Si l’on replace dans le contexte de l’époque, la révolution des Œillets était-elle prévisible ?
Disons plutôt qu’il y a eu des signaux avant-coureurs forts. La situation du pays était très dégradée. Il y avait les guerres coloniales, une économie en difficulté. une émigration massive, notamment en France. L’inflation, très forte, a été renforcée par la crise pétrolière de l’automne 1973. La pauvreté est très grande et les inégalités criantes. La croissance, tirée par les investissements étrangers attirés par une main-d’œuvre bon marché et l’absence de protection sociale comme de droits salariaux, ne profite qu’à une élite. D’où l’émergence de mouvements sociaux attisés par la comparaison avec les conditions sociales beaucoup plus avantageuses des émigrés en France et en Allemagne. Le régime était, lui-même, très contesté depuis l’effacement politique de Salazar en 1968, puis sa mort en 1970. Son successeur, Caetano, n’avait pas réussi à donner une nouvelle tonalité et à moderniser la dictature en l’ouvrant et en la libéralisant un petit peu.
L’impact des guerres coloniales est-il majeur ?
Ces guerres ont littéralement plombé le système, avec une dureté, une violence sur le front et une mobilisation massive : 140.000 soldats au front au printemps 1974 et 800.000 depuis 1961. Les finances publiques étaient altérées par un budget militaire considérable et disproportionné. Vous aviez également des mouvements étudiants depuis le début des années 1960 renforcés par l’esprit de 1968.
D’où une fragilisation du régime ?
Non, pour autant, le régime tenait encore bon. Il bénéficiait de son système verrouillé d’administration de la peur, de l’obéissance rendue obligatoire par la police politique, les tribunaux spéciaux, une censure assouplie mais vigilante. Le pays bénéficiait aussi d’un soutien réel des pays occidentaux, de par son adhésion en 1949 à l’Otan. Dans le cadre de la lutte contre le communisme, le régime était considéré comme un allié fiable et fidèle qu’il fallait défendre, y compris sur le terrain colonial, avec le soutien de l’administration Nixon.
Comment les choses ont-elles basculé ?
La police politique était bien renseignée. Elle savait que le mouvement des capitaines préparait des choses mais pas exactement lesquelles et quand surtout. La soudaineté et le caractère minutieux de la préparation du coup d’État du mois d’avril ont changé la donne et permis un changement de régime jusque-là inenvisageable. Ces “capitaines d’avril”, des officiers intermédiaires et non la direction de l’armée restée pour l’essentiel fidèle au régime, ont construit quelque chose de singulier. Ce sont des gens proches des troupes, ayant combattu outre-mer qui décident, à l’hiver 1973-74, de renverser la dictature. Ils partent du principe que celle-ci a eu le temps trouver une solution politique aux guerres coloniales et qu’elle ne l’a pas fait. La Guinée a autoproclamé son indépendance en septembre 1973. En Angola, la situation est stabilisée, mais à quel prix et au Mozambique, c’est également très précaire. Et ils se disent que cela ne peut pas continuer comme ça et qu’obtenir une solution politique avec un régime qui n’en veut pas est impossible.
La révolution portugaise a-t-elle eu un effet en Espagne ?
La population espagnole est très admirative de ce qui passe au Portugal : salaire minimum, droit de grève, réforme agraire etc. Du coup, le régime franquiste prend peur et va tout faire pour éviter une transition à la portugaise avec l’irruption des masses dans le jeu politique et privilégier la voie négociée avec les élites franquistes et les nouvelles formations politiques.
La révolution des Œillets n’a-t-elle pas aussi ouvert la voie à travers la démocratisation à l’adhésion à l’Union européenne ?
On ne peut pas comprendre le processus politique au Portugal sans mettre en avant cet ancrage et cette démarche en direction de l’Europe. Un homme comme Mario Soares avait très vite compris que le meilleur moyen d’enraciner la démocratie et d’empêcher tout retour en arrière était de demander l’adhésion à l’Europe. C’est la même chose pour l’Espagne. Et les deux pays ont connu une modernisation importante grâce surtout aux fonds européens et à cet ancrage communautaire.
Dans quel climat se déroule la commémoration de ce 50e anniversaire ?
Elle se déroule dans un climat ambivalent. Une commission avait été créée en 2022 pour organiser les festivités. Puis, il y a eu cette affaire scabreuse, aux accusations qui paraissent de plus en plus infondées, ayant poussé à la démission le Premier ministre socialiste, Antonio Costa, en novembre dernier. L’assemblée a été dissoute et les élections anticipées du 10 mars dernier ont été marquées par l’entrée en force de 50 députés du parti d’extrême droite Chega.
Or, Cette formation n’aime pas ce que représente le 25 avril. Pour Chega, c’est une révolution gauchiste, marxiste qui a détruit le Portugal historique et bradé son empire. Cela ternit donc un peu l’ambiance. Mais les appels à manifester aujourd’hui sont encore plus importants car c’est une façon d’affirmer que l’esprit des Œillets est encore bien vivant et qu’il faut se mobiliser face à la menace de l’extrême droite, dont les idées se banalisent, se normalisent, comme c’est le cas ailleurs en Europe.
Propos recueillis par Dominique Diogon