La littérature est-elle forcément politique ?

On parle souvent d’un roman en disant qu’il s’agit d’un “grand roman politique”, ou de roman à la portée politique importante. Mais la littérature n’est-elle pas, ontologiquement, politique ? Si oui, de quelle manière ? A contrario, et si ce n’était pas son rôle de l’être ? Et puis d’abord, qu’entend-on finalement par “littérature politique”, expression tellement rabâchée qu’elle en devient presque vide de sens ? Autant d’enjeux qui travaillent ces jours-ci nombre d’auteur·ices, plusieurs textes étant parus à ce sujet en janvier (citons ici Littérature et Révolution de Kaoutar Harchi et Joseph Andras chez Divergences). 

Deux nouveaux livres posent ses questions : Défaire voir – Littérature et politique de Sandra Lucbert et Contre la littérature politique, un recueil collectif au titre volontairement provocateur réunissant des textes de Nathalie Quintane, Louisa Yousfi, Tanguy Viel, Antoine Volodine, Pierre Alferi et Leslie Kaplan. Tant Lucbert, autrice de Personne ne sort les fusils (Seuil, Prix Inrockuptibles de l’essai en 2020) que celleux du recueil publié à La Fabrique émettent une même observation, formulée ainsi dans la préface de Contre la littérature politique : “Aujourd’hui, le mot ‘politique’ est partout en littérature, peut-être au point d’en disséminer le sens et d’en atténuer la portée.” Lucbert, avec son brio habituel, évoque même le “marasme” propre à ce qui est “désormais étiqueté La-littérature politique, jusqu’à récemment mieux connu sous l’appellation : La-littérature-engagée”. “Littérature-à-message, littérature-à-sujet-social, littérature édifiante”… Autant d’œuvres pleines de “bonnes intentions” qui, cerise sur le kouglof, “verrouill[ent] paradoxal[element] l’ordre en place” : “S’en tenir aux misères ou aux succès douteux coupés de ce qui les cause, c’est gagner une caution morale mais tuer toute littérature – et, en réalité, toute politique avec.” 

Déconstruire le langage

Par “ce qui les cause”, Lucbert entend le capitalisme néolibéral, dont elle n’a eu de cesse, livre après livre, de déconstruire le langage ; langage qui, par sa brutalité insidieuse, renforce la normalisation d’un certain ordre du monde (les gens crèvent la dalle ? R.A.S., that’s life…). Défaire et voir ces fausses évidences, nommer le coupable, travailler analytiquement mais aussi par “l”imagination et la langue” ses ressorts – tous les “dispositifs” et “figures sont imaginables”, écrit-elle –, voilà ce qui “[pourrait] être une littérature politique”. Joignant le geste à la théorie, elle retranscrit un formidable texte qu’elle avait présenté à l’invitation de Gisèle Vienne au CND, en 2021, Manger les riches. une décomposition.

A contrario de Défaire voir, Contre la littérature politique ne formule pas de modus operandi – tout est à lire entre les lignes. Et ce littéralement dans le cas de Louisa Yousfi : dans un texte époustouflant intitulé Chant pour des armes splendides, l’autrice de Rester Barbare incorpore des commentaires, tantôt drôles et toujours incisifs, à une réécriture d’extraits de l’Iliade. Les deux se répondent de façon puissante, devenant paradigmatiques des “crimes” littéraires que Nathalie Quintane appelle de ses vœux dans sa propre contribution, loin de la langue “sage” à laquelle “nous sommes désormais habitués”. 

Non-Proposition

Pas de théorisation ou d’essais dans ce recueil (hormis par touches chez Viel) : ces six textes, très variés dans leur forme (des missives – missiles ? – chez Alferi, un “conte moral” chez Volodine, un dialogue chez Kaplan), parlent d’eux-mêmes. Voilà la grande subtilité de ce livre : cette non-proposition programmatique de ce que serait la littérature politique relève in fine, on y revient, d’une proposition et même d’une praxis politique. Celle de refuser, en tant qu’auteur·ices, toute position de surplomb vis-à-vis des lecteur·ices, à qui il s’agirait d’expliquer doctement comment “renouveler la tension entre littérature et politique”. Un reproche, cela dit, qu’il serait injuste de faire à Lucbert, tant celle-ci insiste sur la modestie et l’inclusivité de son approche : “Croire faire quelque chose de politique en littérature : une prétention hors de proportion (…) Le soulèvement du monde est une œuvre collective : la littérature y prend sa place. Ni prodigieuse, ni nulle. Mais que du moins elle la prenne.”

Ces deux livres extrêmement stimulants nous invitent ainsi, chacun à leur manière, à penser par et avec la langue. Ce qui, en ces temps politiquement mortifères, est déjà immense. 

Défaire voir – Littérature et politique, de Sandra Lucbert, éd. Amsterdam, 112 pp, 10 €, en librairie / Contre la littérature politique, avec des textes de Nathalie Quintane, Louisa Yousfi, Tanguy Viel, Antoine Volodine, Pierre Alferi et Leslie Kaplan, éd. La Fabrique, 154 pp, 15 €, en librairie