Comment les nouveaux visages de l’extrême droite tissent leur toile
Si la victoire annoncée du Rassemblement national aux élections européennes du 9 juin prochain forme le signe d’une normalisation consacrée de l’extrême droite dans le paysage politique français, ses causes font toujours l’objet d’interprétations multiples, oscillant entre plusieurs registres, de la morale à la sociologie électorale, de l’analyse des discours à l’étude de la stratégie partisane. Comment comprendre clairement que le RN arrive encore à élargir son électorat, en conquérant des segments nouveaux de la population, sans jamais perdre sa base historique plus radicale ?
La solide enquête du sociologue Félicien Faury, Des électeurs ordinaires, enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil), apporte aujourd’hui un éclairage décisif des “visions du monde ordinaire” des électeur·ices du RN. Au fil d’une longue immersion dans le sud-est de la France, de l’automne 2016 à l’été 2022, parmi des électeur·ices ayant voté, de façon régulière ou intermittente, pour le RN, l’auteur identifie les “logiques communes” qui nourrissent la préférence électorale lepéniste. Par l’enquête sociologique, descendant au niveau des expériences des électeur·ices et des contextes sociaux dans lesquels ils et elles vivent, il met au jour les facteurs qui fondent le pouvoir d’attraction que l’extrême droite exerce sur elleux. Plutôt qu’un portrait-robot caricatural, Félicien Faury révèle une base électorale hétérogène, dont l’électorat sudiste est un concentré parfait. Un électorat “composé de classes populaires stabilisées et de petites classes moyennes, avec certains secteurs professionnels surreprésentés comme l’artisanat, le petit commerce ou encore les métiers relatifs à la protection et à la sécurité”.
Le racisme comme place centrale
Parmi ses observations les plus significatives, Faury retient l’ampleur des propos à teneur raciste “prenant pour cibles principales les individus ou groupes désignés comme ‘arabes’, ‘musulmans’ ou ‘turcs’, identifiés comme tels à partir d’une fixation sur certains marqueurs corporels et/ou culturels (réels ou imaginés)”. Dans l’analyse des visions du monde des électeur·ices RN, cet enjeu lui est assez vite apparu comme “incontournable”. C’est par quatre opérations complémentaires – “fixation, essentialisation, altérisation, hiérarchisation” – que se déploie le racisme des électeur·ices RN, “qui n’a pas besoin d’être biologique (postulant une hiérarchie naturelle entre des ‘races’) pour être opérant”.
Si Félicien Faury se garde bien de réduire les discours des électeur·ices RN à leur seul caractère raciste, et s’il rappelle que le RN n’a pas le monopole du racisme, il insiste sur cette place centrale du racisme dans la construction des préférences électorales pour l’extrême droite. En France, “le vote RN est systématiquement corrélé aux niveaux les plus hauts de ce que la science électorale nomme des ‘échelles d’ethnocentrisme’, échelles d’attitude enregistrant l’intensité et l’étendue des préjugés et des affects négatifs à l’égard des minorités ethnoraciales”, écrit-il. Le ressentiment, largement partagé, vise l’État français, accusé de favoriser une véritable “préférence étrangère” en matière de redistribution et d’exercice de son autorité. Sans chercher à les accabler moralement, s’en tenant à une démarche compréhensive, le sociologue observe que les discours “anti-assist·ées” et “anti-immigré·es” des électeur·ices RN “s’insèrent dans un contexte matériel, culturel et idéologique qui les rend possibles, voire valorisés”. Comprendre les électeur·ices de Le Pen et Bardella, c’est donc “se rendre compte que ceux-ci ne penchent vers l’extrême droite que parce que le monde dans lequel ils vivent penche avec eux”.
L’impact des discours nationalistes de la jeunesse identitaire
De ce point de vue, une autre enquête des deux journalistes à L’Express et Libération, Marylou Magal et Nicolas Massol, L’extrême droite, nouvelle génération, enquête au cœur de la jeunesse identitaire (Denoël), donne du grain à moudre à cet environnement partisan et à l’offre politique qui conditionne le racisme ambiant en France. Attentif·ves à l’émergence d’une nouvelle génération de militant·es d’extrême droite, incarné·es par Bardella, Marion Maréchal, Geoffroy Lejeune, Stanislas Rigault, Sarah Knafo…., tous né·es dans les rangs de la Manif pour tous, il y a dix ans, les auteur·ices dressent une cartographie glaçante de ces nouveaux “nationalistes” en culotte courte qui s’encanaillent rue des Canettes aux Caves près de l’église Saint-Sulpice, se forment à l’Institut de formation politique dans le 16e arrondissement, s’extasient devant l’ironie d’Eric Zemmour contre les “bien-pensants”, se souviennent la gorge nouée des analyses de l’idéologue de cette extrême droite du XXIe siècle Patrick Buisson, dont ils et elles se sentent les héritier·ères…
Leurs soirées, réunions, lieux de socialisation et de médiatisation offerts par le groupe Bolloré (le tremplin à ciel ouvert de leur “reconquête”), dessinent ici un paysage politique cohérent, où le nationalisme se fond dans le rejet obsessionnel de l’Islam. “Avec Bardella, toute une génération sans complexes est arrivée aux responsabilités à l’extrême droite”, notent les auteur·ices. Ces jeunes militant·es (à la Cocarde, SOS Chrétiens d’Orient, Génération identitaire, FNJ…) “ont grandi ensemble, se connaissent par cœur, et ne doutent pas qu’un jour ils rempliront les cabinets ministériels d’un gouvernement d’extrême droite”. De fait, ils et elles sont proches du pouvoir, sinon déjà en son centre, par l’écho que suscite leur présence quotidienne sur CNews et ailleurs. La nouvelle attraction des électeur·ices ordinaires du RN, analysée par Félicien Faury, procède en grande partie de l’impact des discours racistes et nationalistes de cette jeunesse identitaire, qui forme le visage de ce que le sociologue Ugo Palheta appelait récemment “la possibilité du fascisme”.
Félicien Faury, Des électeurs ordinaires, enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 230 p, 21,50 euros)
Marylou Magal et Nicolas Massol, L’extrême droite, nouvelle génération, enquête au cœur de la jeunesse identitaire (Denoël, 264 p, 19 euros)